Les managers de proximité ont été présentés comme les « grands gagnants » de la pandémie dans les entreprises (Dupuy, Olléon & Rohaux, 2020) : c’est grâce à leur réactivité, leur engagement auprès de leurs collaborateurs et leur adaptabilité que la continuité des opérations a été possible pendant la crise. Mais tandis que la crise s’installe dans la durée, avec l’alternance des phases de confinement et de déconfinement et ce que cela implique de mix entre le travail à distance et le travail hybride, les managers doivent pouvoir s’appuyer sur de nouvelles ressources. Quelles difficultés persistantes rencontrent les managers, et comment la Fonction RH peut-elle les aider à les surmonter ?
Nous avons décidé de croiser les regards managériaux et RH pour répondre à ces questions, en interrogeant à ce sujet : deux RH Corporate en charge du projet « culture managériale » dans une entreprise de l’IT ; une RRH dans une entreprise industrielle ; une directrice régionale de la relation client dans une entreprise industrielle.
Travail à distance, activité managériale et risque d’isolement
Les études récentes sur la manière dont est vécue la période Covid marquée par les confinements successifs, qu’ils soient stricts ou partiels, montrent la dégradation de l’état de santé psychologique de nombreux salariés, dont fait évidemment partie la ligne managériale.
La crise sanitaire prolongée et les transformations du cadre du travail renouvellent plus spécifiquement la problématique du « management empêché ». Nous retrouvons en effet aujourd’hui certains des constats réalisés par exemple par Pierre-Yves Gomez dans son ouvrage Le travail invisible (2013) ou par Mathieu Detchessahar dans L’entreprise délibérée (2019). Ce dernier faisait état de la distance qui existe parfois entre management et travail : « Si le cadre de proximité n’est plus dans l’activité (de travail), ce n’est pas tant que l’on en ait réduit le nombre, c’est qu’il est happé par un certain nombre de tâches concurrentes, très consommatrices de temps et très visibles pour sa hiérarchie ». (Detchessahar, p.60). L’éloignement du travail réel préexistait dans de nombreuses situations. L’invisibilité du travail due à la distance physique, au télétravail, se cumule sans doute à d’autres formes de prise de distance vis-à-vis du travail réel des collaborateurs.
Dans le dialogue avec les acteurs managériaux et RH, nous avons pu identifier un certain nombre de facteurs susceptibles de renforcer la problématique de l’activité managériale si non empêchée, du moins rendue complexe et différente par la distance :
> Le soutien empêché :
En présentiel, l’activité de soutien de la hiérarchie de proximité peut se mettre en place assez naturellement. Le manager peut assister par exemple à un échange difficile entre un collaborateurs et un client et alors venir soutenir l’activité de son collaborateur en proposant des modes de résolution du problème. À distance, cet échange difficile ne se voit pas, et le manager de proximité ne peut pas intervenir en soutien.
> L’activité parfois rendue mono-tâche
Le manager de proximité, lorsqu’il est sur site et échange avec un collaborateur ou un collègue, peut garder un œil (ou une oreille !) sur la vie de l’équipe, ce qui n’est plus le cas à distance, où le manager ne peut s’engager que dans une communication à la fois, de façon planifiée et séquentielle.
> Des relations sociales rendues beaucoup moins visibles
La distance nécessite de nouveaux savoirs-faire, de nouvelles compétences dans la détection des signaux faibles à distance, d’où un positionnement managérial remis en jeu, de la réaction à l’anticipation des difficultés rencontrées par les collaborateurs.
> Les « pollutions » de la relation managériale dues à la distance
La distance implique des tâches chronophages d’accompagnement sur les problèmes de réseaux, de SI, etc. De plus la vie personnelle du collaborateur s’invite plus facilement dans les échanges et crée le sentiment paradoxal d’une distance qui engendre une plus grande proximité avec la vie privée, quotidienne, des collaborateurs.
> Le sur-travail dû à la reconfiguration du travail collectif
L’un des constats opérés est celui d’une vie moins fluide des collectifs de travail. En conséquence, les possibilités de partage à chaud sur les situations rencontrées, l’élaboration collective de l’activité, l’entraide, etc. sont plus difficiles. Cette entraide au sein même des collectifs de travail pouvait alléger l’activité de soutien des managers de proximité.
> Le sentiment d’impuissance vis-à-vis de la dégradation de la santé psychologique de certains collaborateurs
Les confinements successifs éprouvent fortement la santé mentale des salariés et s’exprime parfois un certain désarroi vis-à-vis des situations individuelles difficiles. La capacité de prendre en charge par le management de proximité ces situations individuelles est rendue problématique par la distance.
> La discussion empêchée sur l’activité du manager
Pour cette « manager de managers », « Comme on est beaucoup plus occupé par des conférences qu’avant, je suis moins vite disponible et parfois, là où on en aurait discuté sur le chaud, là on va peut-être en discuter plus à froid, voire pas en discuter du tout. Je ne le mesure pas. »
> Le repli des équipes naturelles sur elles-mêmes
Le télétravail a pour effet de couper court aux opportunités dues aux rencontres impromptues, aux rencontres et discussions inattendues.
Ces différents éléments peuvent aboutir à un paradoxal sentiment de «
solitude managériale » (Silard & Wright, 2020).
Activité managériale complexifiée/empêchée, isolement, sur-travail et sentiment d’impuissance sont donc quelques-uns des facteurs de risque managériaux en 2021.
Les chantiers RH de l’accompagnement managérial
Face à ces facteurs de risques, dont la manifestation dépend du contexte du travail dans chaque organisation, on n’observe pas de réponse unique des Ressources Humaines. Celles-ci varient selon la maturité des projets d’accompagnement managérial dans chaque entreprise, mais aussi en fonction de la place du service dans l’organigramme RH (du RRH local en prise avec les difficultés managériales au département corporate pourvoyeur de ressources pour les managers). L’un de nos interlocuteurs RH reconnaît par exemple des difficultés pour structurer l’accompagnement managérial dans le futur accord sur le travail à distance. L’entreprise d’un autre interlocuteur RH a déployé un ensemble de ressources particulièrement variées (ateliers, formations, webinars, newsletter managériale, séance de cinéma « réflexives », etc.) pour soutenir de façon préventive l’action des managers.
Quel que soit l’avancement de la réflexion de l’entreprise, les RH ont intérêt à se positionner simultanément sur quatre plans distincts : le diagnostic des difficultés managériales, le développement de « nouvelles » compétences managériales, l’accompagnement à la transformation de l’organisation du travail, et le développement des échanges entre managers.
> Identifier les difficultés managériales
Même si toutes les difficultés rencontrées par les managers ne sont pas immédiatement liées à la situation sanitaire, la pandémie est une porte d’entrée « légitime » pour interroger les managers sur les difficultés qu’ils rencontrent dans l’exercice de leur activité (d’autant plus que l’expression par les managers de certaines situations, telles que l’isolement, peuvent être marquées par le sceau du tabou). C’est aussi un exercice nécessaire pour repenser l’accompagnement managérial dans les organisations.
Outre le volant managérial de son enquête annuelle d’engagement, l’un de nos interlocuteurs s’est appuyé sur des enquêtes quantitatives spécifiques (sur le travail à distance, les priorités managériales…).
Des modalités d’enquête qualitatives plus « légères » et « en profondeur », telles que les focus groups et les entretiens non-directifs ou semi-directifs, peuvent aussi être envisagées.
> Développer de « nouvelles » compétences managériales
Le développement du travail à distance et le travail en situation hybride requiert la maîtrise de compétences qui faisaient théoriquement partie du bagage des managers, mais étaient souvent sous-développées. Il s’agit essentiellement de compétences/techniques de l’ordre du relationnel/de la communication :
- le choix des outils de communication (quand utiliser un groupe de discussion ? une vidéoconférence ? etc.) ;
- l’animation des échanges, notamment dans le cadre des réunions, en fonction du média ;
- l’identification des difficultés des collaborateurs dans une communication digitale ;
- l’appréciation des collaborateurs, le renforcement de leur légitimité comme préalable au management par la confiance ;
- l’intégration des émotions dans la communication et le management des groupes.
Une entreprise a diversifié les formats des ressources à la disposition des managers, en mettant par exemple en place :
- Des nouveaux formats de formations managériales, plus courtes ;
- de l’information et de la communication, avec la mise à disposition de fiches pratiques, de ressources pour la prise de recul sur l’intranet et une newsletter managériale créée pendant la crise sanitaire ;
- des techniques d’animation appropriables par le manager / par l’équipe (par exemple sur des outils d’intelligence émotionnelle) dans des ateliers dits « autoportés ».
> Prendre en compte (et anticiper) l’organisation du travail
Pour notre interlocuteur manager dans une entreprise industrielle, « Il manque aujourd’hui des formations pour accompagner des métiers comme ceux de la relation client, habitués à une grande proximité, à passer au travail entièrement à distance. La vie d’équipe ne fonctionne plus de la même manière ».
Si l’impact de la Fonction RH sur l’organisation du travail d’équipe est souvent indirect, elle peut, au travers de formations ou de co-construction d’un projet managérial, participer à l’instauration :
- de dispositifs d’écoute des managers, tout au long de la ligne managériale ;
- de « breaks » communicationnels pour les managers ;
- de nouveaux rôles au sein des équipes, afin d’enlever une partie du « sur-travail » des managers (par exemple, le soutien technique, ou l’animation du collectif, etc.).
L’une des entreprises interrogées a parallèlement fait le constat que si, dans un premier temps de la crise sanitaire, le besoin a été de raffermir les liens sociaux et professionnels dans les équipes, les managers ont désormais besoin de visibilité sur la nouvelle organisation du travail qui se profile dans les prochaines années. Un projet d’anticipation de l’organisation du travail de demain a donc été lancé par le COMEX pour préparer les principes opérationnels de l’organisation future et leur déclinaison juridique sur des sujets tels que les espaces de travail ou l’égalité professionnelle.
> Favoriser l’échange entre les managers
La possibilité d’échanger avec ses pairs est un rempart contre l’isolement. Comme le soulignait la manager interrogée, « Nous pouvons heureusement nous appuyer sur un très bon collectif managérial. Les managers s’entraident, ont de la bienveillance les unes pour les autres, et arrivent à se consacrer du temps en ‘off’ (par téléphone) et en ‘on’ (sur notre plateforme de communication). »
La Fonction RH a également ici un rôle à jouer, en favorisant ces échanges formels et informels entre les managers. Parmi les initiatives formelles, on peut évoquer les séances de codéveloppement ou de « speed codev », les webinars organisés par et pour les managers, les forums sur lesquels les managers peuvent poser leurs questions et y répondre, l’intervention de managers en formation.
Face à la moindre sérendipité des relations sociales et au risque de repli sur l’équipe, l’enjeu serait également de permettre aux managers d’échanger avec leurs pairs d’autres entreprises, soit au sein de formations inter-entreprises, soit dans des groupes de pratiques métiers inter-entreprises (comme par exemple : manager la maintenance, la relation client, etc.).
Quelques mots de conclusion
Nous avons souligné dans ce texte l’importance d’identifier les difficultés auxquelles faisaient face les managers face à une crise sanitaire qui s’inscrit dans la durée. Il nous semble tout aussi nécessaire d’analyser la façon dont les managers se saisissent (ou non) des dispositifs d’accompagnement, afin de mieux identifier encore les besoins des managers, et aussi d’éviter d’augmenter involontairement la distance entre travail réel et travail prescrit.
Bibliographie
- Detchessahar M. (2019). L’entreprise délibérée. Refonder le management par le dialogue. Nouvelle Cité.
- Dupuy, F., Olléon, S. & Rohaux, C. (2020). « Covid-19 : Le télétravail a diversement affecté les organisations ». Le Monde, 30 décembre.
- Gomez, P.-Y. (2013). Le travail invisible. Enquête sur une disparition. François Bourin.
- Sacasas, L.M. (2020). « A theory of Zoom fatigue ». Blog The convivial society, 21 Avril. https://theconvivialsociety.substack.com/p/a-theory-of-zoom-fatigue
- Silard, A. & Wright, S. (2020). « The price of wearing (or not wearing) the crown: the effects of loneliness on leaders and followers ». Leadership. 16(4): 389-410.
Pour aller plus loin :
-
Comment penser l’évolution du travail et de ses espaces. Pourquoi le bureau est utile collectivement ?
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Télétravail, entre bonds en avant et contre-expériences, que ressort-il des REX d’entreprises ?
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De la crise de l’autorité à l’autorité en temps de crise